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Des petits gestionnaires de la nature ?

  • Photo du rédacteur: Paule Mackrous
    Paule Mackrous
  • 8 nov. 2024
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 16 heures


Ce texte est presqu’un manifeste, sinon, je ne sais pas ce qu’il est, mais il est à la fois spontané et réfléchi, affirmatif et questionnant. Spontané parce que je l’ai écrit d’une traite il y a un mois (puis j’ai rédigé cette intro après) et réfléchi parce que ça fait plusieurs années que je porte ces réflexions sans les poser sur le « papier ». Affirmatif, parce que mes convictions sont ancrées dans des expériences concrètes et informées par des lectures et des formations diverses. Questionnant, parce que s’il offre un point de vue critique, l’idée est plutôt d’ouvrir des possibles en matière d’éducation à la nature au Québec.


Ces réflexions ont émergé au fil des nombreux ateliers offerts aux jeunes, que ce soit via des organismes communautaires, des bibliothèques ou encore des écoles primaires ou des écoles secondaires. J’ai remarqué une chose, ou plutôt deux, une chez les enfants, l’autre chez les ados, mais commençons par la première.


1.Le langage gestionnaire de la nature chez les enfants.


L’éducation à la nature est à la mode et on peut s’en réjouir ! Les profs, les commissions scolaires et les organismes communautaires travaillent de concert pour que celle-ci soit de plus en plus présente à l’école primaire : des petits aménagements de nature urbaine aux multiples ateliers qui permettent de mieux connaître les processus naturels ou de se connecter à la nature. Lorsque je donne mes ateliers, j’arrive devant des enfants qui, souvent, connaissent le monarque et l’asclépiade, le pouvoir des pissenlits ou encore l’importance des fleurs pour les pollinisateurs. Il y a une compréhension écosystémique, donc vivante et relationnelle, de la nature qu’on apprend dès lors à respecter, à aimer, à encourager.


Toutefois, le langage dont parle ces enfants, est le même que celui dont parle les gestionnaires de la nature, soit celui des services ou des bénéfices écosystémiques. J’ai à peine ouvert la bouche et voilà que les enfants m’énumèrent les bénéfices des arbres:  


-Ils servent à faire de l’ombre pour nous !

-Ils servent à nous donner de l’oxygène !

-C’est bon pour notre santé mentale aussi !

-Ça permet aux petits animaux de survivre !

-Ça fait rentrer l’eau dans le sol !


Alors qu’on a les deux pieds dans les changements climatiques et qu’on peut voir l’érosion de nos milieux naturels, les services écosystémiques relèvent des éléments importants et proposent des solutions qui fonctionnent très localement. Mais cette vision de la nature, il faut le rappeler, n’est qu’une vision parmi tant d’autres. Plus encore, elle ne génère pas un changement de paradigme, elle ne fait que perpétuer le rapport gestionnaire à la nature, un rapport de pouvoir -peut-être un peu nécessaire, me direz-vous, parce que nous nous sentons bien désespéré.es et anxieus.es-, mais qui permet difficilement d’expérimenter d’autres rapports à la nature qu’il m’apparait urgent de valoriser (l’exemple le plus fort : les rapports autochtones souvent empreint de réciprocité et d’identité).


Les services écosystémiques sont généralement centrés sur l’écosystème en ce que le bon fonctionnement de celui-ci est bénéfique pour l’humain, pour ses besoins à lui. On trouve dans cette manière anthropocentrique d’entrer en relation avec la nature une justification pour la préservation et la valorisation des milieux naturels. De la même manière qu’on justifie une coupe de bois par le bénéfice économique ou le défrichement pour le bénéfice de l’habitat humain, les services écosystémiques dénotent un rapport à la nature réducteur et, qui plus est, complètement instrumental. Je reconnais qu’entre dire à un enfant qu’un arbre sert à faire du bois pour le vendre et lui dire que ça fait de l’oxygène pour respirer, il y a une différence, mais ce ne sont pas des visions opposées, au contraire : ce sont les revers d’une même pièce. On coupe l’arbre pour notre bénéfice, on le garde pour notre bénéfice aussi.


Avec Cœur d’épinette, j’ai fait le pari de développer des ateliers pour créer des espaces, à la fois physique et mentaux, où on développe une vision plurielle de la nature, pour laquelle on prend conscience de la construction de nos propres rapports à la nature qui n’ont rien de naturels. Cette vision plurielle, qui grandi en grande partie par le langage et le partage, nous pousse à nous ouvrir vers d’autres modes d’être au monde. Le rapport à la nature est, à mon sens, au cœur des enjeux climatiques. Les luttes aux changements climatiques ne peuvent pas seulement être envisagées à travers le bon fonctionnement des écosystèmes naturels et évacuer ainsi les dimensions humaines et culturelles (les nombreuses injustices environnementales, par exemple). C’est la négation même de plusieurs rapports à la nature et, par ricochet, d’une bonne part de l’humanité, qui a engendré la situation climatique dans laquelle nous nous trouvons Cette négation s’est fait en imposant un seul rapport dominant.

Je me rends compte que la vision derrière les services écosystémiques est si forte que les enfants l’ayant intégrée en sorte bien difficilement, même le temps d’un atelier. Elle génère une rigidité de la pensée qui devient, par-là, très simpliste. Cette une vision qui rassure, car elle implique la possibilité d’une action, voire d’une influence sur les milieux naturels, mais elle laisse très peu de place à la créativité qu’on retrouve pourtant dans les méthodes des forest schools américaines ou anglaises desquelles je m’inspire. Face à ce constat, je me demande pourquoi ce langage gestionnaire s’est immiscé dans l’éducation à la nature au Québec, ce que je ne vois pas ailleurs… Et pour ce qui est de nous rassurer un peu sur notre pouvoir dans toute cette situation, je pense que les enfants cultivent aussi (et surtout) une solidité durable, une paix intérieure profonde et une énergie créative, ainsi qu’un enthousiasme lorsqu’iels ressentent une connexion avec la nature, plutôt que dans la recherche de solutions écosystémiques immédiates comme s’iels étaient les responsables de la situation actuelle.


Ainsi, lorsque la vision des services écosystémiques a fait son œuvre dans un milieu éducatif, je me retrouve devant des enfants savants en termes d’écosystème, mais moins ouverts à s’ouvrir à d’autres expériences que ceux et celles qui n’ont pas eu d’éducation à la nature du tout. Iels sont moins disposé.es à explorer les aspects sensoriels, culturels, spirituels des arbres, par exemple. C’est que, les services écosystémiques font l’effet d’une autoroute dans leur cerveau dont le point de départ est la cause et la destination est l’effet et, chemin faisant, sont évacués les liens entre la nature et les gens, ainsi que notre place dans une nature qui semble toujours se trouver « là-bas »; une nature que l’on doit gérer, et non une nature auquel on appartient et que l’on cultive en nous-mêmes. La vision de la biodiversité y est aussi très normative : « ceci est bien, ceci est mal ». La pensée critique, elle : complètement évacuée.


Les savoirs sont aussi souvent décontextualisés, ce qui limitent d’autant plus l’accueil d’une diversité de points de vue, nottamment qui sont tributaires de territoires spécifiques. Si on sait comment faire germer une semence de tomate pour le petit bac d’agriculture urbaine de l’école, on sait rarement d’où elle vient. Pourquoi mange-t-on seulement ou presque des légumes exotiques ? Quel impact cela a sur l’environnement, dans le monde ? Quel lien entretenons-nous avec la nourriture ? N’avons-nous pas des légumes ici ? Un peu de cueillette, vous en dites quoi ? Hum, ne parlez pas de cueillette à l’école, car on entre ici dans une zone de terreur : le risque. J’ai déjà porté une réflexion sur l’obsession du risque zéro pour les enfants au Québec dans la revue Liberté, je ne me répéterai pas ici, mais cette posture est hasardeuse et limitante.  


Le langage joue un rôle essentiel dans notre rapport au monde, notre relation à la nature. Les enfants s’expriment comme des petits gestionnaires de la nature. Iels parlent de la même manière que les fonctionnaires de la Ville de Montréal quand j’y travaillais : cette pensée est en train de contaminer toutes les sphères de la société. Comme l’écrit si justement Virginie Maris dans son essai Nature à vendre : les limites des services écosystémiques : « si, depuis longtemps, la protection de la nature s’est accompagnée d’un souci pour les bénéfices qu’en tirent les sociétés humaines, on observe aujourd’hui une attention de plus en plus exclusive sur ces bénéfices, tant dans la recherche scientifique que dans les politiques publiques de conservation de la biodiversité ». Il faudrait ajouter, chez nous, dans l’éducation à la nature, dès la petite enfance. Je ne sais pas pour vous, mais mes plus beaux souvenirs d’enfance dans la nature, ceux qui me donnent envie de la préserver aujourd’hui, ce ne sont pas les moments où j’ai ressenti le pouvoir d’en faire la gestion, mais plutôt les moments où je m’y abandonnais, où je sentais que j’en faisais partie !

Pour finir sur ce point, parce qu’il faut bien finir (j’en aurais encore long à dire) : avez-vous vu ces petites affichettes bleues sur les arbres, posées par la Ville de Montréal et sur lesquelles on détaille la valeur monétaire d’un arbre en fonction de ses bénéfices?


L’évaluation monétaire des végétaux ligneux est une réelle formation en arboriculture et je comprends qu’elle soit importante lorsqu’on s’adresse à des gens qui ne connaissent pas d’autres langages de la nature, mais offrir cela pour les citoyen.nes, vraiment? Ce qu’on aurait pu mettre, sur ces arbres, ce sont des courtes histoires des citoyen.nes qui les ont vus grandir ou encore des récits sur leurs usages médicinaux, par exemple, dans une perspective de réciprocité. Il y a tant de façons de connecter aux arbres, à un seul arbre, même : les facettes sont infinies. Je pourrais faire une promenade arboricole autour d’un seul et même arbre pendant deux heures sans problème et sans ne jamais mentionner ces services écosystémiques et leurs bénéfices pour les humains.


Soyons créatif.ves? Vivant.es? Vibran.tes?


2. Le langage binaire et hétéronormé des ados sur la nature


Je serai beaucoup plus courte sur ce point, mais malheureusement, force est de constater que les choses ne s’améliorent pas beaucoup chez les jeunes du secondaire où les cours de biologie mettent tellement l’accent sur la binarité des sexes et sur l’hétéronormativité que certain.es ados ont de la difficulté à saisir quand je leur dis qu’une épinette porte à la fois des cônes mâles et des cônes femelles ou encore qu’un érable possède des fleurs androgynes, d’une certaine manière, mais qu’il « choisira » quel organe sera en fonction sur l’arbre une fois mature. La nature est tellement diversifiée dans sa manière d’exprimer la sexualité : il y a tout un spectre out there !


Cette conception fonctionne aussi comme une autoroute dans leur cerveau : tout culmine vers le soi-disant plus important aspect de la nature, c’est-à-dire la reproduction sexuée. J’arrive donc, encore une fois, devant des jeunes qui ont une idée fixe de la nature : hétéronormée et binaire. C’est une conception très difficile à déconstruire ou à mettre de côté durant une activité. L’adolescence est un moment où les jeunes sont attaché.es aux notions de normalité et de marginalité par lesquels iels se définissent ou iels sont défini.es par les autres malgré elleux.


Si l’enseignement tenait compte de la véritable diversité, et pas seulement de la biodiversité spécifique ou génétique, par exemple, le rapport au « naturel » se transformerait aussi. Ce regard pluriel, encore une fois, ouvre les esprits et offre une expérience vibrante de la nature. L’idée n’est pas de créer à tout prix des corrélations entre les humains et la nature, de justifier des attirances ou des comportements en trouvant leur miroir dans les milieux naturels : ce serait là une posture bien dangereuse que de croire qu’une justification est nécessaire et, par la même occasion, d’assumer que nous ne faisons pas pleinement partie de la nature dans toute notre diversité. L’idée est plutôt de ne pas occulter cette diversité et cette fluidité du sexe dans la nature, cette complexité inhérente aux milieux naturels où la soi-disant déviance est plutôt la norme. Du côté des arbres, le spectre est vaste et magnifique : la forêt n’a rien de « conventionnelle ».


Si ma courte réflexion s’est construite sur une multitude de biais de confirmation, je crois tout de même pouvoir affirmer une chose avec certitude : ce qui manque à la plupart des enfants et des ados (et des adultes aussi!), ce ne sont pas des connaissances scientifiques ou écosystémiques sur la nature, mais des expériences vibrantes avec/dans celle-ci.

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